Revue Qualité Construction N°213 - Décembre/Janvier 2025
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Bureaux, commerces, logements… De plus en plus d’investisseurs privés intègrent les enjeux environnementaux dans leur politique d’amélioration du parc bâti. Les plus volontaristes mettent en œuvre de nouvelles approches techniques et méthodologiques pour concilier rénovation énergétique, contraintes budgétaires et sobriété carbone.
Au sein de la maîtrise d’ouvrage privée, l’enjeu de la sobriété carbone s’impose progressivement comme une composante essentielle lors des rénovations lourdes. Les raisons sont multiples : influence de la construction neuve pour laquelle la RE2020 positionne la qualité environnementale au même niveau que la performance énergétique, pression de l’État et des collectivités locales, recherche de labels différenciants et, sur le marché des bureaux de prestige, demande des clients eux-mêmes souvent engagés dans des stratégies RSE (Responsabilité sociétale des entreprises)…
Accroître la durée de vie des bâtiments
En 2022, Groupama Immobilier a entrepris la rénovation de l’un de ses actifs les plus prestigieux : un immeuble situé place de la Bourse à Paris. L’ambition de ce gestionnaire d’actifs, qui gère un patrimoine de 4,8 milliards d’euros, était claire : en faire « le premier immeuble low-tech » de la capitale, privilégiant les solutions passives pour le confort des usagers et émettant le moins de carbone possible tout au long de son exploitation. « Nous avons rebaptisé ce bâtiment “Triple A” pour Anticipation, Adaptation et Atténuation, explique Astrid WEILL, directrice générale du groupe. Notre ambition est d’en faire un démonstrateur de notre stratégie immobilière. L’enjeu consiste à accroître la durée de vie et l’intensité d’usage des bâtiments, de la façon la plus sobre possible. Cette stratégie repose sur l’idée qu’un bâtiment doit être pensé non seulement pour minimiser son empreinte carbone immédiate, mais aussi pour rester performant, confortable et exploitable à long terme. »
Des calculs ACV inspirés de la construction neuve
Groupama Immobilier a confié à l’architecte Franklin AZZI le pilotage de cette réhabilitation, avec des exigences précises : privilégier les dispositifs de ventilation naturelle pour limiter le recours à la climatisation et sélectionner des systèmes de chauffage et de rafraîchissement adaptés aux conditions climatiques des prochaines décennies. Le groupe applique aussi au projet des méthodologies particulières : recours à un AMO (Assistant à maîtrise d’ouvrage) Environnement pour guider l’équipe de maîtrise d’œuvre dans ses choix et réalisation d’Analyses de cycle de vie (ACV), comme cela se pratique dans le neuf, pour mesurer l’impact carbone des solutions techniques envisagées. « Notre approche consiste à envisager les impacts environnementaux sur le temps long, précise Astrid WEILL : nous savons qu’intervenir sur les façades ou sur les noyaux de circulation verticale peut être coûteux en CO2, mais cela constitue aussi un levier pour redonner de l’attractivité au bâtiment pour 100 ans… » Cette vision long terme s’oppose à une logique de court terme : « C’est une façon d’appréhender l’impact environnemental des travaux sur toute la vie de l’immeuble, au lieu de raisonner opération par opération, avec des rénovations répétées tous les dix ou quinze ans, ce qui permet de se dédouaner d’un certain nombre de choses. »
“En 2025, quand vous vous engagez avec un client sur un bail commercial de douze ans, vous devez prendre en compte ce que seront les conditions climatiques en 2037”
Les foncières en première ligne
À l’image de Groupama Immobilier, les acteurs les plus avancés dans la réflexion sont souvent des gestionnaires d’actifs ou des foncières qui doivent porter à la fois le poids de l’investissement et l’attractivité du bâtiment sur le moyen et long terme. « En 2025, quand vous vous engagez avec un client sur un bail commercial de douze ans, vous devez prendre en compte ce que seront les conditions climatiques en 2037 », résume Benjamin FICQUET, directeur « Property et exploitation responsable » d’Icade. Pour répondre à ce défi, l’entreprise a adapté sa méthodologie : « Nous avons intégré le référentiel BBCA Rénovation pour organiser les travaux dans une logique de décarbonation, et sélectionner les produits et les matériaux les plus adaptés à la typologie du bâtiment et à son environnement. » Icade pousse encore plus loin l’innovation sur ses projets les plus ambitieux, en développant aussi le recours à la modélisation numérique comme outil d’aide à la décision pour les arbitrages techniques et environnementaux.
Décarboner les équipements techniques
La foncière travaille également avec ses clients et prestataires pour développer de nouvelles solutions décarbonées. En 2024, cette stratégie partenariale lui a permis de livrer un bâtiment démonstrateur à Rungis, Le Cologne. Cet immeuble typique des années quatre-vingt, avec ses façades en murs-rideaux générant inconfort thermique et consommations élevées, devait devenir des bureaux adaptés à un scénario de réchauffement à + 4 °C. Le bouquet de travaux a inclus la reprise des façades pour diminuer la part de vitrage et intégrer une Isolation thermique par l’extérieur (ITE), ainsi que l’isolation de la toiture désormais peinte en blanc. « Nous avons aussi fait le choix d’une teinte claire pour les parements de façades. L’albédo des matériaux est une solution passive et efficace pour diminuer l’apport de chaleur et les besoins en rafraîchissement. Nous estimons les économies d’énergie entre 7 et 10 % rien qu’avec ce choix de couleurs », assure Benjamin FICQUET.
La recherche de solutions low-tech a guidé le choix des équipements techniques. La chaudière gaz et l’ancienne climatisation ont été remplacées par un système innovant, coconçu par Icade avec l’entreprise locataire de l’immeuble Cologne et un prestataire de longue date, Vinci Énergies. La solution développée, Primatice, repose sur la diffusion d’air, chauffé ou rafraîchi selon les besoins, entre la dalle et un système de matériaux à inertie thermique installé au plafond. « Le matériau à changement de phase absorbe le chaud ou le froid qu’il restitue tout au long de la journée grâce à son inertie, détaille Michaël SIGDA, directeur “Marketing et Développement commercial” de Vinci Énergies. Le système présente plusieurs avantages : peu d’entretien, faible encombrement (6 cm sous dalle seulement) et fonctionnement sans eau, contrairement aux plafonds hydrauliques, évitant ainsi tout risque de percement accidentel. » La solution se démarque aussi par sa faible empreinte environnementale. « Selon les calculs, Primatice embarque 20 à 40 % de carbone en moins que les systèmes concurrents, grâce à la sobriété de matière sur les composants et aux économies d’énergie que permet l’approche inertielle », poursuit Michaël SIGDA. Sur la performance énergétique réelle, Icade enregistre une baisse de 50 % des consommations après rénovation et doit encore évaluer le gain en CO2 généré par l’abandon d’une énergie fossile (le gaz) au profit de l’électricité.
“La rénovation énergétique n’est pas intrinsèquement bas carbone, mais elle peut le devenir à trois conditions : la sortie des énergies fossiles, le maintien d’un maximum de bâti existant et une forte réduction des consommations”
Préserver le bâti existant
Pour concilier rénovation et sobriété environnementale, le changement de vecteur énergétique reste un levier décisif, et même une condition indispensable, selon une récente étude(1) de l’Ifpeb(2) et de Carbone 4(3) publiée début 2025 pour le Hub des prescripteurs bas carbone(4). Leurs travaux évaluent quatre projets de réhabilitation lourde sous l’angle du bilan carbone, en mesurant également les impacts économiques et environnementaux des choix techniques. « La rénovation énergétique n’est pas intrinsèquement bas carbone, mais elle peut le devenir à trois conditions : la sortie des énergies fossiles, le maintien d’un maximum de bâti existant et une forte réduction des consommations, synthétise Guillaume MEUNIER, architecte et consultant bas carbone à l’Ifpeb. Sur ce dernier point, un message fort est que la filière sait aujourd’hui atteindre en réhabilitation des performances énergétiques comparables à celles du neuf. »
Malgré ces avancées, l’architecte constate que certains maîtres d’ouvrage demeurent réticents face au changement de vecteur énergétique. « Si nous ne profitons pas des travaux pour abandonner les énergies fossiles, il sera impossible de se positionner sur une rénovation bas carbone, quels que soient les efforts entrepris par ailleurs sur les matériaux, insiste Guillaume MEUNIER. Or, à l’échelle globale du projet, le surcoût d’un vecteur énergétique décarboné ne dépasse pas les 5 %. »
(1)L’étude Comment transformer la rénovation énergétique en rénovation bas carbone ? En route vers la RE(no)2025 est téléchargeable sur le site de l’Ifpeb : https://www.ifpeb.fr/la-renovation-bas-carbone. (2)Institut français pour la performance du bâtiment. (3)Cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie bas carbone et l’adaptation au changement climatique. (4)Plateforme collaborative portée par l’Ifpeb en partenariat avec Carbone 4, à destination des donneurs d’ordres du secteur de la construction (entreprises générales, architectes, bureaux d’études, bureaux de contrôle, économistes…)..
“En termes de quantité de matières premières utilisées, la rénovation bas carbone consomme jusqu’à 90 % de ressources en moins qu’une construction neuve au seuil 2022 de la RE2020, et 50 % de moins par rapport à une démolition-reconstruction au seuil 2028”
Vers un « temps de retour carbone » ?
Si elle respecte les trois conditions énoncées par l’étude – abandon des fossiles, maintien du bâti existant et économies d’énergie –, une rénovation bas carbone se positionnera au même niveau de performance énergétique et environnementale qu’un bâtiment neuf répondant au seuil 2031 de la RE2020 – aujourd’hui difficilement atteignable en bureaux, rappellent les auteurs. L’enjeu consiste à faire de la rénovation bas carbone une vraie alternative aux opérations de démolition-reconstruction, avec des gains énergétiques comparables, une baisse des émissions de CO2, mais surtout une économie de matière bien plus importante. « L’objectif est de préserver au maximum le bâti existant et de cibler les interventions sur la structure, souligne Guillaume MEUNIER. En termes de quantité de matières premières utilisées, la rénovation bas carbone consomme jusqu’à 90 % de ressources en moins qu’une construction neuve au seuil 2022 de la RE2020, et 50 % de moins par rapport à une démolition-reconstruction au seuil 2028. »
Pour guider les maîtres d’ouvrage dans leurs stratégies de réhabilitation bas carbone, l’Ifpeb et Carbone 4 plaident pour la définition d’un cadre réglementaire spécifique à la décarbonation des rénovations. Les deux organismes préconisent également le lancement d’une expérimentation large, sur le modèle de la démarche E+C- (énergie plus, carbone moins) qui a préfiguré la RE2020 et permis la montée en compétences de la filière sur le carbone. Parmi les outils méthodologiques qui pourraient faciliter les arbitrages en phase de conception, l’Ifpeb et Carbone 4 travaillent à la création d’un nouvel indicateur : le temps de retour carbone. Le principe consiste à comparer les gains carbone obtenus via la rénovation sur une période donnée au carbone consommé par les équipements et matériaux utilisés pour améliorer la performance énergétique. « L’objectif est de déterminer si la réhabilitation est pertinente du point de vue du climat : avec la maîtrise désormais bien établie des calculs d’ACV, c’est un indicateur qui pourrait être assez facile à intégrer, estime Guillaume MEUNIER. Mais il reste un certain nombre de difficultés à régler, parmi lesquelles la spécificité des bâtiments de patrimoine pour lesquels il n’est pas toujours simple de décarboner le vecteur énergétique. »
De nouveaux outils opérationnels
Des acteurs pionniers s’emparent déjà de cette notion de temps de retour carbone pour proposer des applications concrètes. Le bureau d’études Ecozimut a ainsi accompagné un important maître d’ouvrage pour intégrer cette approche dans l’analyse de ses programmes de rénovation énergétique. « Cette méthode oblige les équipes de conception à s’interroger sur la pertinence de certaines interventions, explique Elian LATOUR, cofondateur d’Ecozimut. Si les menuiseries existantes sont suffisamment performantes, il ne sera peut-être pas intéressant de les remplacer par des produits neufs, plus efficients mais gourmands en carbone. »
Dans un autre registre méthodologique, des maîtres d’ouvrage se sont associés au sein du Booster du Réemploi(5) pour définir de nouvelles approches opérationnelles. Initiée par Groupama Immobilier, la démarche regroupe aujourd’hui une cinquantaine d’acteurs publics et privés. « L’objectif est de participer à un changement d’échelle pour faire passer la part du réemploi dans la matérialité des bâtiments de 1 % aujourd’hui, à 10 % demain, rappelle la directrice générale du groupe, Astrid WEILL. Ce ne sera possible que si on se donne les moyens de changer d’échelle et de lever les freins sur l’utilisation de ces produits, notamment en tenant un discours commun auprès des assureurs et des bureaux de contrôle. » L’organisation des filières est également un enjeu. Lancé en 2024, le deuxième cycle du Booster du Réemploi vise notamment à structurer les acteurs de la dépose soignée et de la logistique, pour améliorer la disponibilité des produits de seconde vie et réduire les coûts.
“L’enjeu pour une foncière est de maintenir l’attractivité du bâtiment pour les prochaines décennies, notamment grâce à son confort d’usage et sa maîtrise des consommations”
Des surcoûts maîtrisés
La dimension économique reste déterminante pour concilier rénovation énergétique et sobriété carbone. L’étude réalisée par l’Ifpeb et Carbone 4 apporte un éclairage intéressant : sur les quatre projets étudiés, deux arrivent à obtenir des gains majeurs en CO2 (entre 20 et 70 %) par rapport à une rénovation énergétique classique pour un surcoût maîtrisé, inférieur à 5 %. Le seul cas où le surcoût est important (+ 18 %) pour un gain carbone limité (10 %) concerne un immeuble de patrimoine où les contraintes architecturales et techniques ont limité le panel de travaux. « Il faudra peut-être accepter d’aller moins loin dans la décarbonation sur cette typologie de bâtiments, et concentrer les efforts sur le reste du parc », analyse Guillaume MEUNIER.
Sur cette question des surcoûts, les investisseurs les plus volontaristes adoptent une vision de long terme. « L’enjeu pour une foncière est de maintenir l’attractivité du bâtiment pour les prochaines décennies, notamment grâce à son confort d’usage et sa maîtrise des consommations », rappelle Benjamin FICQUET (Icade). Désormais affichée sur le DPE, l’étiquette carbone « contribue à la commercialité du bâtiment et à sa performance sur la durée », poursuit-il. Chez Groupama Immobilier, l’approche est comparable : « Notre choix est d’absorber par convention les surcoûts en les intégrant dans une poche carbone dédiée, distincte de la poche euros, explique Astrid WEILL. Sur notre marché, la qualité environnementale est devenue une porte d’entrée incontournable pour certains clients. Elle constitue également une source d’économies d’énergie, notamment lorsque nous réussissons à raccorder le bâtiment à des réseaux urbains de chauffage ou de rafraîchissement. » 📒