Revue Qualité Construction N°194 - Septembre/Octobre 2022
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En France, la forêt recouvre 16,7 millions d’hectares, soit 31 % de la surface de l’Hexagone. Elle se divise en deux grandes familles : les résineux et les feuillus(1). Face à la politique publique de décarbonation de l’économie, et à l’incitation de la RE2020 en faveur des matériaux biosourcés comme le bois, les regards se tournent naturellement vers ce qui constituent les 2/3 des ressources forestières : les feuillus. Quelles pratiques observer vis-à-vis de ces essences, tant au niveau de la gestion forestière que de la conception, la fabrication et la mise en œuvre sur chantier ? Quelles approches avoir face à ces matériaux issus du vivant ?
Paradoxalement, ce sont les résineux qui sont le plus exploités en France. « Globalement en France, 65 % du bois d’œuvre est du résineux, et pour le chêne, la tonnellerie reste son premier débouché », indique Gildas PREVOST, animateur ressource et valorisation des bois à Fibois Bretagne(2). « Les feuillus étaient historiquement utilisés pour l’ameublement en France, surtout le chêne. Mais depuis quelque temps, ce bois est exporté pour être transformé, en particulier en Asie, puis réimporté sous forme de meubles. C’est un vrai désastre, aussi bien écologique qu’économique pour la France », se désole Nicole VALKYSER BERGMANN, fondatrice du Forum Bois Construction(3), qui profite de chaque édition pour mettre en valeur depuis quatre ans des constructions de bâtiments en feuillus.
Milena CRETON, chargée de mission Bois construction à Fibois Bretagne, rappelle de son côté que « le marché français de l’ameublement a aussi été affecté par l’arrivée de grandes chaînes de magasins qui pratiquent des prix extrêmement compétitifs en proposant des meubles en kits à faible durée de vie ». Même si le bois importé d’origine illégale a été « drastiquement réduit depuis 2013 avec le Règlement Bois de l’Union européenne (RBUE), il reste la question de la pertinence avec les problématiques de bilan carbone, d’emploi et de spéculation mondiale », regrette Gildas PREVOST.
(1)190 essences recensées sur le territoire. Source : Inventaire forestier national de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) : https://inventaire-forestier.ign.fr. (2)Interprofession unique sur le territoire breton pour animer, fédérer et promouvoir les produits et professionnels de la filière forêt-bois. Il existe 12 interprofessions en France.. (3)Édition 2022 : https://www.forum-boisconstruction.com. La prochaine édition se déroulera à Lille du 11 au 14 avril 2023.
Exploitation des feuillus : deux options
Pour comprendre le caractère changeant du peuplement forestier, Gildas PREVOST (Fibois Bretagne) a une explication : « En Bretagne, d’ici 2035, une récente étude prospective a montré qu’on allait assister à une certaine stagnation des volumes de résineux. En effet, il y a eu beaucoup de plantations dans les années 1960-1980, dans le cadre du Fonds forestier national (FFN) (1949-1999), principalement des épicéas de Sitka, provenant de la côte Ouest des USA, et ces générations d’arbres sont arrivés à maturité vers 2010-2020. Beaucoup ont été récoltés à cette époque et on va devoir attendre environ 40 ans pour avoir des arbres à nouveau récoltables. Du côté des feuillus, il est prévu d’augmenter le volume de 40 % en Bretagne. Néanmoins, la plupart des feuillus sont issus de la déprise agricole(4) ou sont issus de vieux taillis qui ne permettront pas de produire du bois de qualité bois d’œuvre à terme. » Selon cet expert, « 70 % du bois total actuellement scié en Bretagne sert à l’industrie de l’emballage, c’est-à-dire à la fabrication de palettes ou de caisses. Si l’on veut exploiter les feuillus comme bois d’œuvre, deux options s’offrent à nous : soit abaisser les critères de qualité, en termes de diamètre minimal, de rectitude, de nodosité (quantité, dimension et type de nœuds), soit mettre en place d’autres process, permettant par exemple de purger les nœuds et d’abouter ensemble les éléments ainsi exempts de défauts. »
Plus globalement, l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) fait un constat similaire et indique dans son Mémento de l’inventaire forestier(5) que « la croissance des arbres sur la période 2011-2019 s’est ralentie (- 3 %) par rapport à la période 2005-2013 du fait des conditions climatiques difficiles pour les arbres (succession d’épisodes de sécheresse) et du développement de bioagresseurs ». Il constate également que sur cette même période, les « prélèvements ont progressé » (+ 18 %). Autre événement à souligner : « Le contexte de tension actuelle sur les approvisionnements générée par la reprise d’activités post-Covid et le conflit ukrainien », observe de son côté Serge LE NEVÉ, responsable Unité Ingénierie et adjoint à la direction du pôle IB&C de FCBA(6).
(4)Abandon des terres ou sous-utilisation de certaines parcelles.. (5)Document téléchargeable à l’adresse suivante : https://inventaire-forestier.ign.fr/IMG/pdf/memento_2021.pdf (édition 2021). (6)FCBA (centre technique industriel) a pour mission de promouvoir le progrès technique, de participer à l’amélioration du rendement et à la garantie de la qualité dans l’industrie. https://www.fcba.fr.
Feuillus : des enjeux de transformation
Le chêne, le châtaignier et le hêtre figurent parmi les principales essences de feuillus utilisées pour le bois d’œuvre. Le peuplier aussi, mais avec une particularité : il est à cheval entre la foresterie et l’agriculture, en raison du faible nombre d’années qu’il lui faut pour arriver à maturité (environ 20 ans). Il est « majoritairement valorisé par déroulage pour produire des placages pour le contreplaqué ou du bois d’emballage léger (cagettes, bourriches…) », affirme Milena CRETON (Fibois Bretagne). Il n’empêche que le peuplier est employé comme bois d’œuvre, « en particulier dans le nord de la France », souligne Nicole VALKYSER BERGMANN (Forum Bois Construction).
Un « Technoguide »(7) sur les richesses du peuplier a été réalisé par Futurobois (l’interprofession de la filière forêt-bois en Poitou-Charentes). Consultable et téléchargeable, ce document présente un certain nombre d’ouvrages réalisés avec du peuplier en structure : « L’usage du peuplier en structure est encore peu développé en France. Cet état de fait est dû à la méconnaissance de ce bois et à des normes de classement des sciages qui lui sont actuellement inadaptées. Pourtant dans le nord de la France, un des bassins français de production de peuplier, plusieurs bâtiments ont utilisé avec succès différents produits de peuplier en usage structurel(8). »
Pour Serge LE NEVÉ (FCBA), « le hêtre, par exemple, a une distribution statistique de performances mécaniques intéressante », qui lui a permis d’être reconnu apte à l’emploi structurel – selon la norme NF EN 1912 – à la suite notamment du travail de FCBA sur la caractérisation du hêtre à partir de nombreux échantillons(9) : « Peu de scieries sont équipées de machines de classement. FCBA a mis au point une méthode de classement visuel spécifique aux essences françaises, basé sur les caractéristiques des sciages observés sur les faces ou les rives (NF B52-001). Imposé par le Règlement européen Produits de Construction (norme NF EN 14081-1), ce classement doit, depuis le 1er janvier 2012, figurer sur chaque pièce de bois pour pouvoir circuler librement en Europe. Un marquage par paquet est aussi possible si les sciages ont été analysés par méthode visuelle. »
La filière du châtaignier est, quant à elle, moins structurée que dans d’autres pays comme l’Italie ou l’Espagne alors que la France détient la plus grande réserve en Europe. Des travaux similaires à ceux évoqués pour le hêtre sont réalisés, en vue de promouvoir son emploi dans le domaine structurel, notamment en informant les scieurs et les sylviculteurs des meilleures stratégies pour « commercialiser leurs sciages » et « identifier les peuplements favorables à l’obtention de sciages(10) ».
Les feuillus peuvent être utilisés reconstitués pour répondre à la fois à des enjeux structurels mais aussi pour contourner les défauts des bois récoltés. On peut ainsi obtenir de plus grandes sections par assemblage de bois reconstitués. C’est le cas notamment des lamellés-collés qui permettent de franchir des portées plus importantes sans poteaux. Pour la conception de la patinoire de Porrentruy, située sur le site de Voyeboeuf dans le Jura suisse, le maître d’ouvrage souhaitait l’utilisation d’un bois local pouvant être transformé à proximité. Après recherches, les essences disponibles étaient le frêne, le hêtre, l’épicéa et le sapin. Le système porteur primaire de la patinoire, constitué de fermes en poutres treillis de 45 m de portée, a donc été réalisé en lamellé-collé de frêne (GL40h et GL48h), pour répondre aux fortes sollicitations mécaniques mais aussi aux « variations d’humidité et de rayonnement thermique propres à la surface de glace », précise Johann MAÎTRE de l’entreprise Timbatec (chargée des études structurelles). Le système secondaire de pannes et de chevrons ainsi que les tribunes en bois ont été réalisés avec des résineux.
Parfois, ce sont les caractéristiques autres que mécaniques (comme la durabilité vis-à-vis des intempéries) qui poussent au développement de nouveaux matériaux : si le chêne et le châtaignier sont très résistants à de nombreuses agressions extérieures à l’état naturel, le hêtre, quant à lui, nécessite des traitements particuliers pour être utilisé en bois d’œuvre. Ainsi la société allemande Pollmeier a construit une unité de production spécifique au hêtre à Creuzburg en Thuringe (Allemagne), et développé des produits lamibois (matériau composite constitué de couches de placage), utilisés pour de nombreuses applications et projets. Le bois de hêtre est essentiellement acheté dans un rayon de 150 km autour de l’usine et est transformé « en matériau high-tech quasiment sans perte de matière, tout cela en une seule ligne de fabrication : une grume complète arrive d’un côté, le BauBuche sort de l’autre », explique Ralf POLLMEIER, directeur du groupe Pollmeier. « Pour le cas spécifique de la France, avec une forêt de feuillus considérée comme la plus grande d’Europe, l’enjeu est donc de développer des équipements de seconde transformation du bois, la première étant le sciage », conclut Nicole VALKYSER BERGMANN (Forum Bois Construction).
Gestion des forêts : vers plus de résilience
Actuellement, et à titre d’exemple concernant la famille des résineux, on constate que l’épicéa est attaqué par des scolytes. « La présence de ces ravageurs, note Serge LE NEVÉ (FCBA), n’est pas nouvelle mais le manque répété d’eau fait que les épicéas produisent moins de résine pour combattre les larves de scolytes qui, dans le même temps, évoluent dans un cycle larvaire annuel de plus. Ce phénomène est clairement une des conséquences du changement climatique en cours. Par ailleurs, la politique forestière sur le douglas, qui semble pour l’instant plus armé vis-à-vis de ces évolutions, a permis de faire émerger un gisement en augmentation. Cette essence va donc notamment se substituer en partie à l’épicéa pour certaines applications dans les années à venir. D’autre part, l’exploitation doit faire l’objet de toute notre attention, notamment en réévaluant des parcelles qui auparavant ne présentaient pas d’intérêt, mais qui aujourd’hui, vu la flambée des prix des matériaux, peuvent s’avérer pertinentes économiquement. Ce peut être le cas dans les montagnes, sur des pentes importantes, avec des équipements et une gestion adaptés. »
Gildas PREVOST (Fibois Bretagne) alerte pour sa part sur les problématiques liées à certains feuillus : « À l’image de l’orme il y a quelques années, le frêne est aujourd’hui menacé de disparition en France en raison de l’apparition de la chalarose, une maladie causée par un champignon. La gestion par plantation/coupe rase(11) reste l’itinéraire technique très majoritaire notamment en Bretagne. Mais pour répondre aux enjeux sociétaux et environnementaux, et avoir des forêts plus résilientes, il est important de diversifier les modes de gestion. L’ONF encourage la diversification des itinéraires techniques et notamment la régénération naturelle des forêts autant qu’elle le peut. Les coupes rases et les plantations doivent être pratiquées quand il n’y a pas d’alternative techniquement pertinente. La prise en compte des sols et de l’environnement passe en particulier par une diversification des essences. »
Dans le même sens, le label FSC (Forest stewardship council) considère que « la conversion d’une forêt naturelle (ou semi-naturelle) en plantation a des impacts importants sur les sols, la biodiversité et le paysage », et lutte par conséquent contre ce type de conversion. Concrètement, l’ONG – dont la mission est de promouvoir une gestion écologique, sociale et économique des forêts – ne certifie aucune plantation résultant d’une conversion de forêt naturelle intervenue après 1994, date de sa création(12). Compte tenu de la durée nécessaire pour qu’un arbre arrive à sa pleine maturité, le FSC considère que des politiques forestières sur le long terme doivent être menées sur deux fronts : un prélèvement en accord avec les enjeux climatiques et de biodiversité, et des équipements de seconde transformation du bois suffisamment variés et développés pour diversifier les ressources et alimenter les besoins locaux en bois d’œuvre de feuillus. Pour Julius NATTERER, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), co-auteur de l’ouvrage Timber Construction Manual et décédé l’an dernier, « Seule l’utilisation accrue du bois dans le bâtiment est en mesure de sauver les forêts du monde. » 📒
(11)« La coupe rase (ou coupe à blanc) est unique et non progressive. Les arbres de même âge ayant poussé en même temps (futaie régulière) sont coupés en une seule fois, sans que les jeunes pousses soient encore installées. » Source : https://www.onf.fr. (12)Document Les coupes rases et FSC (mars 2020).