Revue Qualité Construction N°189 - Novembre/Décembre 2021
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D’un côté un fort potentiel de déblais de chantier, de l’autre un besoin plus pressant en matériaux et produits à faible empreinte carbone… Portée par un contexte favorable, la filière terre crue expérimente des solutions constructives et des modalités de production innovantes avec l’ambition de conjuguer qualités artisanales et industrielles, en mobilisant un plus large éventail de professionnels.
Le Projet national terre crue (PNTerre) a été officiellement lancé le 10 septembre 2021, lors d’une assemblée générale constitutive organisée dans les locaux de la Fédération française du bâtiment (FFB) à Paris(1). Porté par la Confédération de la construction en terre crue (CCTC), qui réunit les principales organisations professionnelles et associations locales représentatives de la filière, ce PNTerre s’inscrit dans une logique de soutien à l’innovation et à la recherche appliquée.
« La démarche du projet national s’applique à des actions collectives qui favorisent la collaboration entre laboratoires et acteurs de terrain », a rappelé lors de ce lancement Gwenaëlle HELLO, sous-directrice de la recherche au sein du ministère de la Transition écologique et solidaire. « Cette procédure permet d’encadrer et de rationaliser les démarches de financement », note Thibault PRÉVOST, chargé de mission qui suit plus particulièrement le dossier.
Les partenaires estiment que ce programme de R&D va nécessiter un investissement global de l’ordre de 9 millions d’euros. Il devrait s’étaler sur quatre à cinq ans.
« Le projet vise à lever les freins au développement de la construction en terre crue, qu’ils soient culturels et socio-économiques, techniques, réglementaires ou assurantiels », explique Erwan HAMARD, chercheur au sein du laboratoire GPEM de l’Université Gustave-Eiffel(2) et copilote du PNTerre. Plus d’une douzaine d’universités ou d’écoles sont impliquées à travers tout le territoire : ENTPE et ENPC, École centrale de Lyon, Écoles d’architecture de Bretagne et de Saint-Étienne, Insa de Toulouse, Universités de Grenoble-Alpes, de Pau et des Pays de l’Adour, de Poitiers, de Savoie-Mont-Blanc…
Les recherches vont porter sur le comportement mécanique des ouvrages, ainsi que sur la stabilité et durabilité des propriétés de la terre crue, en tenant compte de sa sensibilité à l’eau. La qualité de la production devra être contrôlée par des essais in situ à définir.
Autre priorité : l’efficacité énergétique des bâtiments et le confort notamment sous l’angle hygrothermique. D’une manière générale, les aspects réglementaires et assuranciels seront explorés avec plus particulièrement une évaluation de la résistance au feu par une approche à la fois expérimentale et modélisée.
Il est également prévu d’enquêter sur les enjeux socio-culturels. Il n’y a pas si longtemps, la terre crue était couramment considérée comme une survivance du passé juste utile à la restauration du bâti ancien. Comment est-elle perçue aujourd’hui par les usagers et clients potentiels ? Quelle va être la stratégie d’appropriation des professionnels ? Bien entendu, les impacts environnementaux feront l’objet d’une approche spécifique afin de les qualifier et d’identifier les modes constructifs les plus vertueux. Précisons que le PNTerre s’est fixé pour objectif de valoriser uniquement la terre crue non stabilisée, sans apport de ciment ni de chaux. Dans un projet de charte, il est spécifié que « les matériaux et adjuvants utilisés […] devront être d’origine et de composition connue, libres d’utilisation sur le territoire national et ne pas nuire à la réversibilité ».
(2) Ex-Ifsttar, le laboratoire Granulats et procédés d’élaboration des matériaux (GPEM) est aujourd’hui intégré dans l’Université Gustave-Eiffel.
Acquis et expériences
Les recherches sont destinées à être partagées avec l’ensemble des professionnels. La filière a publié en 2019 et 2020, sous l’égide de la CCTC, six guides pratiques respectivement consacrés aux enduits, au pisé, au torchis, à la terre allégée, à la bauge et aux briques. Ils sont librement accessibles(3).
Le PNTerre est d’ailleurs l’occasion de répertorier les travaux scientifiques déjà menés. En particulier, les chercheurs vont pouvoir s’appuyer sur les acquis et enseignements portés par l’École d’architecture de Grenoble (Ensag). En effet, son unité de recherche « Architecture, environnement et cultures constructives » (AE&CC) intègre le Centre international de la construction en terre (CRAterre), laboratoire réputé pour œuvrer depuis 1979 à la reconnaissance et renaissance du matériau.
Le patrimoine bâti de l’Isère est fortement marqué par la terre crue. On y trouve des acteurs qui jouent un rôle moteur dans la valorisation pédagogique de ces techniques. Au-delà du vivier des entreprises et maîtres d’œuvre expérimentés, il faut citer Les Grands Ateliers, organisme de formation professionnelle dont la grande halle accueille le festival « Grains d’Isère », manifestation de vulgarisation de la terre ouverte au public.
De son côté, installé sur le même site, l’Atelier matière à construire (Amàco) offre en plus des prestations d’étude, de conseil et d’expertise. Cet accompagnement est proposé pour des opérations de construction ou des développements industriels. Les deux structures sont implantées à Villefontaine (38), commune qui a inauguré en 1985 le Domaine de la terre, ensemble de 65 logements individuels mitoyens – répartis en 12 îlots sur 2,2 hectares – qui font appel à plusieurs solutions de terre crue.
Autre source d’information et d’inspiration : l’expérience de Cycle Terre. Ce projet est né suite à l’engagement des travaux du Grand Paris Express par la Société du Grand Paris (SGP), vaste chantier qui prévoit le creusement de 68 gares et près de 200 km de lignes de métro ou RER, soit une production d’environ 45 millions de tonnes de déblais. Plus globalement, « on estime que 4 à 500 millions de tonnes de terres inertes vont être excavées sur l’ensemble des opérations du Grand Paris d’ici 2030 », relève Paul-Emanuel LOIRET, architecte et enseignant, co-fondateur de l’agence Joly & Loiret et président de la SCIC Cycle Terre(4).
L’objectif du projet est donc d’utiliser une partie de ces « déchets » pour les transformer en ressource constructive, c’est-à-dire produire des matériaux à base de terre crue. En s’appuyant sur une logique de filière locale, il devient ainsi possible de réaliser des bâtiments à faible empreinte carbone répondant aux enjeux de la RE2020 et s’inscrivant dans une démarche économique plus compétitive.
Partenaires de la société coopérative aujourd’hui en charge de Cycle Terre, aux côtés de Joly & Loiret : la ville de Sevran et Compétences Emploi Sevran, la SGP et Grand Paris Aménagement, l’Université Gustave-Eiffel, le CERI-Sciences Po et l’Ensag (avec CRAterre et Amàco), ainsi que les sociétés Antea Group, ECT et Quartus. Par ailleurs, In’li a signé une convention de partenariat avec soutien financier des actions de recherche. Cette filiale du groupe Action logement, gestionnaire d’un parc de plus de 42 000 logements, s’est engagée à utiliser les produits de la SCIC sur des opérations pilotes.
Cycle Terre se décompose en deux installations : une plateforme de préparation de la terre à Vaujours (93) et un atelier de fabrication à Sevran (93). Alors que les deux sites sont distants de 6 km seulement, il est prévu de collecter les déblais sur les chantiers dans un rayon de 30 km pour alimenter en priorité des clients sur l’Île-de-France. Le plein fonctionnement de cette filière locale doit intervenir fin 2021.
La plateforme d’accueil des déblais est abritée sur l’une des implantations du groupe ECT, acteur spécialisé dans la prise en charge et la réutilisation des terres excavées sur chantiers. Avant tout présent en Île-de-France, sur une quinzaine de sites, il gère environ 15 millions de tonnes de rebuts par an. Rémunéré pour répondre aux besoins d’évacuation de déblais, il propose aux collectivités de les exploiter dans le cadre d’aménagements urbains et/ou d’espaces verts.
Pour cette économie du recyclage, la fabrication de matériaux et produits à base de terre crue constitue donc une opportunité de diversification. Même si les volumes absorbés sont très minoritaires et demandent un traitement spécifique : sélection des déblais, stockage, séchage, broyage, concassage, criblage, homogénéisation… Les caractéristiques de la terre doivent être adaptées à la destination. En l’occurrence, la plateforme de Vaujours est aujourd’hui organisée pour alimenter une production de briques et de mortiers. Pour ces deux besoins distincts, la terre est respectivement broyée à 10 et 2 mm. le site comporte plusieurs zones successives de stockage et séchage protégées (voir l’illustration n° 2 dans l’article complet).
Le processus de sélection de la terre est défini dans un plan d’assurance qualité. Les sites d’excavation sont retenus sur la base des études géotechniques et environnementales pratiquées avant construction. La conformité est vérifiée par des essais : granulométrie et sédimentométrie selon protocole NF EN ISO17892-4, limites d’Atterberg et indice de plasticité selon NF EN ISO 17892-12, évaluation du retrait et de la cohésion sèche par « sand rammer » (pilon à sable).
« La teneur en argile ne suffit pas pour qualifier une terre crue », souligne Romain ANGER, directeur scientifique d’Amàco. L’humidité et le squelette granulaire sont également très importants. Dans le cas d’une forte fraction argileuse, il faut prévenir les risques de retrait au séchage.
Mélanges avec sable
Le promoteur Quartus a assuré la maîtrise d’ouvrage de la « fabrique » à Sevran. Conçue par l’agence Joly & Loiret, elle a été livrée dans le courant de l’été 2021. D’une surface de 2 200 m2, elle est dimensionnée pour recycler chaque année 8 000 tonnes de terres (voir l’illustration n° 3 dans l’article complet).
À terme, l’atelier devrait produire des panneaux extrudés d’une épaisseur de 20 mm, destinés à remplir une fonction équivalente à celle des plaques de plâtre. Mais dans l’immédiat, il est programmé pour fabriquer deux gammes de produits : des briques ou blocs de terre compressée (BTC) et des mortiers de pose ou pour enduit. La mise en œuvre des BTC de Cycle Terre est couverte par l’ATEx n° 2911_V1, délivrée en mai 2021 pour une durée de deux ans(5). La procédure prévoit des campagnes d’essais sur échantillons afin de contrôler les performances.
Complétée par une documentation détaillée, cette Appréciation Technique d’Expérimentation vise la réalisation de cloisons intérieures à fonction de doublage, de distribution ou de séparation entre logements. Encadrées par des raidisseurs, elles sont non porteuses et n’assurent pas de contreventement.
Dimension des blocs : 95 mm de hauteur, avec un format soit de 220 par 220 mm, soit de 315 par 95 ou 150 mm. De préférence proposés en version non stabilisée, ils sont alors fabriqués avec un mélange qui comprend 35 % de sable d’une granulométrie de 0/2 mm à 0/4 mm. Ils peuvent être stabilisés avec environ 5 % de ciment pour améliorer leur résistance, particulièrement en présence d’humidité.
Le mortier de pose des BTC non stabilisées est composé avec les mêmes terres et mélanges mais dans une proportion de sable d’environ 70 %. Tandis que les briques stabilisées sont montées avec un mortier bâtard de classe M2,5. Les joints doivent présenter une épaisseur comprise entre 10 et 15 mm maximum. Au sol, le premier lit d’une épaisseur minimale de 2 cm est étalé sur une bande de désolidarisation. Il est dosé à 600 kg/m3 de ciment. Ces produits sont disponibles en big bags ou en sacs de 25 kg.
La presse à BTC de la fabrique a été fournie par Briques Technic Concept. Créée en 2012, cette société est spécialisée dans la production de briques en terre crue. « À l’époque je n’ai pas trouvé d’équipement qui répondait aux besoins de l’entreprise, j’ai donc été amené à concevoir une machine », témoigne Étienne GAY, son fondateur. Cette presse hydraulique est alimentée par une trémie placée en position haute qui dose automatiquement le mélange à l’état humide selon les capacités des moules. Elle fonctionne par double compression verticale. Le démoulage est immédiat. Suivent ensuite deux phases de cure : une étape « humide » destinée à ralentir le séchage et favoriser la prise du liant, puis une étape « sèche » réalisée à l’air libre qui permet d’évacuer l’humidité de manière naturelle.
Encore en voie de perfectionnement, l’installation fait l’objet de deux développements : la mise au point d’une unité mobile de production robotisée (projet Flexiterre) et la conception d’une unité pilote de préfabrication de gros éléments (projet Novaterre). Dotée d’un effectif d’une dizaine de personnes, la société aujourd’hui basée à Graulhet (81) indique que sa capacité de production annuelle peut s’élever jusqu’à 33 000 tonnes. Elle va être doublée d’ici la fin de l’année 2021 par l’ouverture d’une nouvelle unité en région bordelaise.
Son modèle de base se présente sous la forme d’une brique de 30 cm de longueur pour une hauteur de 10 cm disponible en 10, 15 et 20 cm de largeur. Autres dimensions possibles : 23 x 11 x 5,7 cm, 36,5 x 17,5 x 10 cm et 40 x 20 x 10 cm. La commercialisation de blocs de 120 x 40 x 40 cm est également annoncée. « Nous fabriquons bien sûr des BTC non stabilisées, mais nous souhaitons proposer aux professionnels une gamme de briques capables d’assurer une fonction porteuse », indique Étienne GAY. Ces BTC stabilisées à la chaux ont déjà fait l’objet d’une ATEx de cas B pour le chantier du pôle culturel Aria à Cornebarrieu (31). Un dossier de demande d’ATEx de cas A a été déposée auprès du CSTB. À terme, une démarche d’Avis Technique est d’ores et déjà envisagée.
Bâtiment démonstrateur
La terre utilisée par Briques Technic Concept provient d’une carrière proche qui assure également un rôle de plateforme d’accueil et traitement des déblais. Pour autant, à l’aide de son unité mobile Flexiterre, l’entreprise est en mesure de se déplacer sur site afin d’organiser une fabrication de briques en exploitant les extractions d’un chantier. Il faut pour cela valider les caractéristiques de la terre excavée et disposer de la place suffisante pour abriter la production.
La société a été ainsi sollicitée pour intervenir sur le nouveau collège de Bethoncourt (maîtrise d’œuvre de CRR Architecture), près de Montbeliard (25). D’une surface de 8 700 m2, ce bâtiment doté d’une structure bois avec isolation paille a été conçu pour accueillir 550 élèves en 2023. 53 000 BTC vont participer au cloisonnement intérieur. L’entreprise a été impliquée dans le projet Bigre de la ZAC Nouvelle R de Biganos (33). Ce petit bâtiment de 90 m2 (maîtrise d’œuvre de 2PM Architectures et 180° Ingénierie), livré en juillet 2021, est destiné à recevoir ultérieurement un service municipal. En attendant, il joue un rôle de démonstrateur pour Aquitanis, OPH de Bordeaux Métropole en charge de l’aménagement de la zone. Ouvert au public, il illustre les axes de la politique d’éco-construction portée par la ville : priorité aux filières locales du bois, des fibres végétales et de la terre crue.
Les façades du bâtiment associent deux techniques. Les soubassements périphériques et le mur nord-ouest au complet, plus exposé aux intempéries, sont en briques de terre cuite. Les autres parements extérieurs font appel à des BTC stabilisées. À l’intérieur, trois solutions ont été déployées : cloisons en briques non stabilisées, parements en plaques de « placo-terre » et chape en béton d’argile. Le chantier a été alimenté en partie par Terres & Céramiques de Gascogne, entreprise locale qui exploite un gisement d’argile au Barp (33). La caractérisation des terres et la formulation des matériaux ont été assurées en partenariat avec Amàco et l’artisan Fabrice Tessier (Di Terra).
ZAC de 800 logements
Étalée sur 14,5 hectares en centre-ville, la ZAC de Biganos va donner lieu à la construction de 800 logements. Parmi les opérations à venir, des choix ont d’ores et déjà été arrêtés : un cloisonnement en BTC pour les 19 logements collectifs de la gendarmerie construite par CDC Habitat Sud-Ouest (Nunc Architectes), des briques extrudées pour les murs intérieurs non porteurs des 83 logements collectifs de Quartus (Joly & Loiret Architectes), mais aussi pour les cloisons intérieures des 42 logements collectifs d’AFC Promotion (Nunc Architectes)…
Par ailleurs, sur un projet d’Aquitanis, il est prévu de projeter un mélange terre-chanvre en remplissage d’ossature bois avec enduit terre intérieur pour 10 maisons individuelles et 14 logements-foyers (Dumont Legrand Architectes). Les façades sud des 34 logements collectifs d’Axanis (Boris Bouchet Architectes) devraient intégrer des BTC grand format non porteuses. En revanche, ce sont bien des BTC porteuses qui ont été prescrites pour les murs intérieurs des 115 logements collectifs – avec commerce en rez-de-chaussée – de LP Promotion (Scalène et Boris Bouchet Architectes).
« Notre livret souligne la diversité des techniques et des applications », commente Laurène FÉLIX, chef de projet Innovation chez Odéys, cluster consacré à la construction et à l’aménagement durable né de la fusion de deux précédentes structures régionales, l’ex-CREAHd en Aquitaine et l’ex-Éco-Habitat en Poitou-Charentes. Intitulé Construire en Terre Crue en Nouvelle-Aquitaine(6), ce document a été publié au printemps 2021 avec la vocation d’être régulièrement actualisé. Il vise à mieux faire connaître la filière sur l’ensemble du territoire de la région : étendue de l’offre, exemples de références, listes de professionnels et recherches en cours.
Par le biais de ses cinq implantations, Odéys anime un réseau de 350 adhérents avec la volonté de faciliter les échanges et expérimentations. Le cluster organise depuis 2021 des sessions de formation de quatre jours sur la terre crue qui associent théorie et exercices pratiques, avec un approfondissement de la terre coulée et du pisé. Une approche concrète du matériau qui peut permettre de dépasser certaines appréhensions… dans l’attente des validations scientifiques officielles du PNTerre. 📒