Revue Qualité Construction N°208 - Janvier/Février 2025
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Des millions de logements collectifs ont été construits entre 1945 et 1974 pour réparer les dégâts de la guerre, reloger les familles et accompagner la croissance économique. La plupart de ces bâtiments ont été conçus en béton, un matériau touché par un vieillissement naturel et des pathologies spécifiques. Ils nécessitent un entretien régulier et, le cas échéant, des campagnes de réparation, notamment pour prévenir des désordres esthétiques et parfois structurels.
C’est la période de construction la plus intense de l’histoire nationale : selon l’Insee, un logement sur cinq a été construit entre 1945 et 1970. Cette période correspond à quelques années près aux décennies de relance économique dites des Trente Glorieuses (1945-1974). Sur les 7,5 millions de logements livrés au cours de cette période, l’accent a été mis sur le collectif qui représentait 54 % des nouvelles constructions, soit 10 points de plus que la moyenne du parc de logements français.
Dans les villes dévastées par la guerre puis dans les quartiers créés en périphérie des centres historiques, le béton a été massivement utilisé pour ériger en quelques années, et parfois en quelques mois, des bâtiments répondant aux urgences du moment, sous la direction du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Certains logements ont été conçus pour des périodes à l’origine très limitées, par exemple pour loger des dizaines de milliers de mal-logés après l’appel de l’Hiver 54, ou pour accueillir les centaines de milliers de rapatriés d’Algérie. « Il a parfois fallu aller très vite, avec un contexte de pénurie, ce qui a pu contribuer à une moins bonne qualité des bétons ou de leur mise en œuvre, rappelle Elisabeth MARIE-VICTOIRE, responsable du pôle scientifique “Béton” au sein du Laboratoire de recherche des Monuments Historiques (LRMH). Durant cette période les grands ensembles se multiplient, avec leur gigantisme et une forme d’industrialisation de la construction, en partie développée grâce aux “chantiers d’expérience” du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme : la préfabrication se multiplie et la main-d’œuvre sur chantier tend à être moins nombreuse et moins qualifiée. »
Dans les années cinquante, cet effort de reconstruction permet l’émergence des structures en poteaux-poutres et de la préfabrication lourde, qui perdent peu à peu du terrain dès les années soixante, quand les grands ensembles apparaissent, généralisant les structures en refend porteur, avec l’apparition aussi des coffrages tunnels.
“À cette époque, le béton armé est un matériau globalement maîtrisé par les constructeurs, mais avec des qualités encore inégales sur la formulation comme sur la mise en œuvre”
Des qualités inégales
Toutes les constructions des Trente Glorieuses ne présentent donc pas les mêmes caractéristiques structurelles. Et leur durabilité dépend largement des choix techniques opérés à l’époque par les entreprises de travaux. À cette époque, le béton armé est un matériau globalement maîtrisé par les constructeurs, mais avec des qualités encore inégales sur la formulation comme sur la mise en œuvre. « Les entreprises ne disposaient pas des moyens d’analyse des ciments et des adjuvants ainsi que du recul d’expérience que nous avons aujourd’hui pour formuler des bétons avec des propriétés mécaniques et physico-chimiques adaptées à l’environnement du chantier et aux performances attendues de l’ouvrage. On constate, par exemple, une porosité importante sur certains bétons mis en œuvre après-guerre, entre 18 et 24 % contre 12 à 15 % pour les bétons actuels, qui se conjugue souvent avec un sous-dimensionnement des enrobages », constate de son côté François MARTIN, directeur des agences « Ingénierie de l’existant, diagnostic et structures » du Lerm-Setec (Laboratoire d’études et de recherches sur les matériaux du groupe Setec[1]).
Au fil des années, l’état de l’art s’est amélioré et avec lui la qualité des ouvrages. « Au sein de notre parc, on constate que les bâtiments construits dans les années soixante tiennent bien dans le temps, avec peu de désordres sur les bétons en parties courantes : les coefficients de sécurité appliqués à l’époque sur les teneurs en ciment et les ferraillages nous mettent à l’abri de pathologies lourdes sur les structures, souligne Nicolas DECOUVELAERE, directeur du développement et du patrimoine du bailleur social Archipel Habitat. Pour les bâtiments des années cinquante, on constate un peu plus de désordres, notamment sur les panneaux préfabriqués en façade. »
“Le principal ennemi des façades en béton est la présence d’eau, qu’elle soit due aux intempéries ou à l’humidité ambiante”
Des zones de fragilité
En fonction de la qualité des bétons et des armatures, les bâtiments des Trente Glorieuses sont plus ou moins exposés aux attaques physico-chimiques qui touchent le matériau. Le phénomène principal est la carbonatation, c’est-à-dire la diffusion du CO2 ambiant dans les pores du béton : au contact du ciment, le gaz devient acide et abaisse le pH du matériau, ce qui réduit la protection des armatures métalliques et favorise leur corrosion. L’humidité est un facteur décisif dans l’intensité du phénomène. « Le principal ennemi des façades en béton est la présence d’eau, qu’elle soit due aux intempéries ou à l’humidité ambiante. On constate aussi des pathologies liées à l’air salin : plus nos résidences sont proches de l’océan, plus les dégâts liés aux chlorures et aux sels se font sentir, ce qui accélère encore le processus de corrosion », confirme Bertrand GAILLARD, responsable « Maintenance et entretien du bâti » chez le bailleur social Domofrance, dont une part importante du parc est située sur la façade atlantique.
La corrosion des armatures peut entraîner des désordres plus ou moins importants. Fissures et efflorescences figurent parmi les premiers signes de dégradation. Dans un second temps, les fissures s’agrandissent et les premiers éclatements du béton, ou épaufrures, apparaissent aux angles. Si la corrosion n’est pas traitée, ces éclatements deviennent de plus en plus massifs, jusqu’à exposer les aciers dénudés. Dans les bâtiments des Trente Glorieuses, ces pathologies sont souvent localisées, observe Fred ANDRÉ, directeur des projets de réhabilitation et référent « Économie circulaire » chez Domofrance : « Les dégradations se retrouvent principalement sur les têtes de refend ou les têtes de plancher. D’autant que, sur cette période de préfabrication, on se rend compte que les enrobages n’étaient pas forcément respectés en bout de plancher ou en bout de voile. »
Si les épaufrures ne constituent pas en elles-mêmes un risque structurel, elles représentent un danger en cas de chute de débris, et doivent donc être prises en charge pour stopper le processus d’éclatement. Souvent, les campagnes de ravalement sont l’occasion de traiter ces désordres mineurs. Au sein d’Archipel Habitat, elles sont organisées systématiquement tous les vingt ans. « Le périmètre d’intervention est bien sûr plus large qu’un simple ravalement, avec le traitement des bétons, la purge et la passivation des aciers quand c’est nécessaire. On constate le plus souvent la présence d’éclats dans les angles des panneaux préfabriqués, et parfois des dégradations observées sur les garde-corps ou les rives des balcons, avec des microfissures par lesquelles l’eau pénètre et peut venir oxyder les aciers », détaille Rémy MESSU, responsable du service « Exploitation » d’Archipel Habitat.
Les balcons en première ligne
Une autre zone de fragilité concerne les balcons, une situation assez courante dans les constructions en béton des années soixante. « Par nature, les balcons constituent des points singuliers et ils sont plus exposés aux intempéries, et donc aux risques de corrosion. On constate le plus souvent des éclats autour de ferraillages pas suffisamment enrobés, mais parfois aussi des problèmes de corrosion qu’il faut investiguer, voire de positionnement des aciers. Ces deux prochaines années, nous allons confier à un bureau d’études structure un examen exhaustif des 8 000 balcons de nos résidences, en donnant la priorité aux balcons les plus lourds ou avec des portées plus longues pour orienter nos prestataires sur les typologies d’ouvrages les plus à risque », commente Nicolas DECOUVELAERE pour Archipel Habitat. Ce travail de diagnostic va associer des inspections visuelles mais aussi l’utilisation de méthodes non destructives comme le ferroscan pour détecter le positionnement des armatures (et les éventuels défauts). Le cas échéant, cette phase de détection sera complétée par des analyses plus poussées par carottage afin de préciser le niveau de dégradation des bétons (par exemple la pénétration de la carbonatation).
En dehors des balcons, les pathologies concernant ces bétons structurels exposés restent rares. Chez le bailleur Domofrance, on a enregistré des désordres sur plusieurs parkings enterrés sous dalle piétonne circulable (fissurations entraînant des infiltrations d’eau), et surtout le cas d’un bâtiment des années soixante dont les poteaux de soutien des coursives étaient si dégradés qu’il a fallu purger le béton jusqu’aux aciers pour mettre un terme au processus de corrosion. « On est alors sur des travaux d’une tout autre nature que pour la simple reprise d’épaufrures en façade : il faut s’adjoindre les services d’un bureau d’études pour réaliser les analyses physico-chimiques qui établiront la profondeur de la carbonatation, puis ceux d’une entreprise suffisamment compétente pour assurer une purge adéquate et renforcer le cas échéant la structure, avant de passer à la passivation des aciers et à la reconstitution des enrobages », détaille Bertrand GAILLARD pour Domofrance.
“Mettre de l’ITE, c’est ajouter de l’inertie pour protéger les bétons de façade notamment face aux cycles de gel-dégel, et de canicule-refroidissement, mais aussi limiter leur exposition à l’eau et aux intempéries”
L’opportunité de la rénovation énergétique
Ces dernières années, les effets du changement climatique ont encore renforcé le risque de pathologies sur les bâtiments en béton. « Les épisodes de températures extrêmes sur les façades sont plus réguliers, et décuplent le risque de dégradation. Lors de certaines journées d’été, la chaleur est telle que les aciers se “détendent” : on voit alors certains planchers de structure qui s’arrondissent ou exercent une pression sur les façades, entraînant l’explosion des remplissages en briques », ajoute Bertrand GAILLARD. Les effets du changement climatique se font également sentir l’hiver. « Les épisodes de gel sont moins fréquents, alors que ce gel venait emprisonner la pollution de surface et l’évacuer au moment du dégel. On tablait auparavant sur des ravalements de façades efficaces pendant une dizaine d’années, aujourd’hui on constate au bout de trois à cinq ans des traces de moisissures, qui viennent encore fragiliser les façades bétons », complète Fred ANDRÉ.
Face à l’évolution des conditions climatiques, les bailleurs sont tentés d’inscrire la politique d’entretien des bâtiments des Trente Glorieuses dans une stratégie plus large de rénovation et d’amélioration de l’efficacité énergétique de leur parc. Construits avant le premier choc pétrolier (1973) et l’apparition des normes thermiques, ces bâtiments affichent en effet des performances thermiques souvent médiocres, et constituent des candidats de choix pour une rénovation énergétique incluant une Isolation thermique par l’extérieur (ITE). « Mettre de l’ITE, explique Bertrand GAILLARD pour Domofrance, c’est ajouter de l’inertie pour protéger les bétons de façade notamment face aux cycles de gel-dégel, et de canicule-refroidissement, mais aussi limiter leur exposition à l’eau et aux intempéries. »
Bâtiments et valeur architecturale
Si elle peut être intéressante pour des immeubles sans valeur patrimoniale particulière, l’ITE n’est pas adaptée aux ouvrages en béton classés au titre des Monuments Historiques, dont la « Cité Radieuse » (Le Corbusier) de Marseille est l’exemple le plus connu.
Plus généralement, la prise de conscience croissante de la valeur architecturale des bâtiments en béton des Trente Glorieuses incite certains acteurs à la prudence. Au sein d’Archipel Habitat, on plaide pour une approche pragmatique du sujet. Dans le cadre du projet de renouvellement urbain du quartier Maurepas à Rennes, le bailleur social a réalisé à la fois des ITE complètes sur des bâtiments dégradés et sans valeur architecturale, et des isolations mixtes (intérieur et extérieur) sur les tours emblématiques du Gros Chêne. « Cette approche nous a permis de préserver des panneaux en béton lavé caractéristiques de ces bâtiments, avec une approche très fine des architectes pour trouver des solutions alliant les enjeux de rénovation énergétique et de préservation du patrimoine, explique Nicolas DECOUVELAERE pour Archipel Habitat. Plus généralement, sur des façades de qualité, nous faisons parfois le choix de maintenir le béton brut, quitte à appliquer des traitements de protection plus coûteux : nous considérons que respecter l’architecture d’origine fait aussi partie de notre mission d’office métropolitain. »
Des progrès dans les diagnostics et les réparations
Cet équilibre entre entretien des bâtiments en béton et préservation du patrimoine s’envisage différemment grâce aux progrès réalisés ces dernières décennies sur les techniques d’entretien et de restauration des bétons. En effet, l’état de l’art sur l’entretien et la restauration des bétons a fortement progressé : d’abord avec les recherches menées pour restaurer les ouvrages protégés au titre des Monuments Historiques, puis avec l’application aux bâtiments de procédés anticorrosion venus du génie civil, comme la protection cathodique par courant imposé ou par anodes sacrificielles.
Notons que la phase de diagnostic s’est enrichie d’une palette d’analyses physico-chimiques du matériau incluant des techniques usuelles mais optimisées pour l’identification des liants, et de méthodes d’inspection non destructives comme le ferroscan.
Grâce à ces données, les entreprises peuvent plus facilement déterminer la composition des bétons anciens et les pathologies qui les ont affectés, afin de choisir la formulation adaptée aux réparations. « L’essentiel est que le mortier ou béton de réparation dispose de performances comparables au matériau d’origine sur la porosité et la résistance mécanique, pour s’assurer de sa tenue dans le temps. Sinon, le risque est que la réparation ne dure pas plus de trois à cinq ans », insiste Elisabeth MARIE-VICTOIRE, du LRMH. En 2022, le LRMH a participé au guide Les bétons du patrimoine publié par le Groupement des entreprises de restauration des Monuments Historiques (GMH), qui fait la synthèse sur l’histoire du béton armé, ses pathologies, et les outils de diagnostic et de restauration adaptés aux différentes situations de chantier.
Le drone pour géolocaliser et prévenir les désordres
Mieux détecter les désordres en façade et améliorer leur diagnostic, tel était l’objectif d’une expérimentation menée par Domofrance autour de l’utilisation de drones pour inspecter son parc immobilier. L’idée de massifier les inspections est apparue après l’effondrement d’un balcon à Angers en 2016. « Nous avons décidé de faire un diagnostic des 10 000 balcons que comptait à l’époque notre parc, avec une attention particulière aux risques de cisaillement des aciers et de fissuration des bétons à l’endroit du clavetage, explique Fred ANDRÉ (Domofrance). Nous avons alors réfléchi aux modalités d’intervention pour réaliser cette campagne de diagnostic à coût maîtrisé. » Le drone s’impose comme une alternative intéressante aux traditionnelles inspections sur nacelle et visites dans les logements(2). Après des tests concluants, Domofrance décide même d’élargir la campagne de diagnostics à l’ensemble des façades. « Pendant le survol, l’appareil peut réaliser des photos et des vidéos, mais aussi un nuage de points qui sert à géolocaliser les défauts relevés et à établir une maquette 3D de l’ouvrage. On peut ainsi disposer d’un suivi dans le temps des désordres et, le cas échéant, des travaux réalisés », souligne Fred ANDRÉ.
En 2022, Domofrance a enclenché une seconde phase de l’expérimentation utilisant l’Intelligence artificielle (IA) pour améliorer le traitement des données relevées par drone. Un partenariat est enclenché avec l’AQC qui fournit des photos de pathologies afin d’entraîner l’IA à mieux reconnaître les désordres et à fiabiliser son diagnostic. « L’objectif est que l’IA nous propose un niveau de risque pour chaque défaut, tenant compte de l’environnement du bâtiment comme la proximité d’un milieu marin, précise Fred ANDRÉ. À terme, l’ambition est de basculer d’une approche curative des défauts du béton à une approche préventive. » 📒